1

 

Il n’y aura plus jamais d’été. J’imagine avoir lu déjà cette petite phrase quelque part. À moins que je l’aie écrite dans un autre temps d’une autre vie. J’avale un pinot blanc que je crois avoir vinifié de mes propres mains, tant son bouquet m’est devenu familier. Il n’y aura plus jamais de pinot blanc, en Alsace ni nulle part. Jamais d’automne. Sur le versant doré des côtes, la vigne ne rougira pas. Ce mois de juin, avec ses pluies grasses, ses ciels frigides, ses rues rétrécies par le vent, ses odeurs moites de bête infidèle, c’est le dernier mois de juin. À l’automne, quand le soleil du matin surgit d’entre les haillons des revermonts, je n’irai rien vendanger. Ai-je d’ailleurs jamais vendangé le plus minuscule arpent ? Tu crois te souvenir d’un adolescent maigre aux yeux perdus dans l’échappée d’une combe, et portant, sur l’épaule, un benaton ruisselant. Pressurée, ta mémoire n’exprime que quelques gouttes d’amertume. Il n’y aura plus jamais d’été.

 

Il me reste cette chose à accomplir : user la parole. Me confondre avec elle dans l’épuisement des journées. Écrire. Arracher le dernier été, m’amputer de lui, que je ne vivrai pas. Écrire pour rien.

 

Je me mets à écrire, et le premier paragraphe, n’est-ce pas, est essentiel. La tête de cuvée, en somme. La suite est affaire de patience, de temps, et sans doute n’aurai-je que juste le temps. L’été n’a pas d’avenir. C’est affirmé dans le premier paragraphe. Ensuite, je voudrais faire entendre le clapotis inharmonieux d’une pluie de juin sur les dalles de béton qui forment un chemin dans mon âme. Un chemin comme un autre, avec une grille grinçante et de larges fissures qu’érode et creuse la pluie. Un chemin gris et crayeusement romantique. Mais ce n’est pas le moment de parler de ce chemin-là. Je parlerais mieux de l’avenue Gambetta (qui peut savoir si mon âme n’est cependant pas aussi l’avenue Gambetta, l’enfilade peureuse de ses robiniers, le teint pisseux des façades de l’après-guerre, la vieille bigote noire à sa fenêtre du deuxième ?), l’avenue Gambetta, soit, à l’heure sordide où les bureaux désertés, les usines essoufflées, les hangars huileux éjaculent sous le ciel bas des litanies d’hommes de peine aux regards éteints.

 

Ah, ça ne va pas ! Quelle surprise ce serait d’écrire comme on rêve ! Il faut se faire une raison, se moquer des phrases filandreuses, se prendre pour un vivant littérateur, empiler tout le vieux bazar dépareillé, afin d’ériger la dernière barricade. Donc l’avenue Gambetta, vers six heures du soir, au mois de juin (par exemple ce mois de juin gangrené), ressemble à s’y méprendre aux fourches caudines. Les oies du Capitole s’y précipitent en trombe, et de multiples Vercingétorix y sont propulsés par les tourbillons gluants d’une économie de plus en plus dépravée. Les Barbares honteux rampent entre deux rangs d’acacias émasculés (robiniers faux-acacias, quel souvenir de miracle médiéval vous conserve une apparence botanique ?). Les chevaux-vapeur abrutis s’avancent dans l’effarement vers leur solutré quotidien. Moi, je bois une bière tiédie à la terrasse du PMU, je me dis qu’il suffirait d’écrire de soir en soir, de paragraphe en paragraphe, cette lourdeur et ce vertige que j’éprouve, et la mort enfin viendrait avec ses yeux d’ange de cinéma et son hourvari de moteurs chauds.

 

Parlons-en, de la mort. Quoi d’autre ? Ce vertige, ce vertige nauséeux ne me quitte pas, mais c’est encore un faux vertige. Même le vertige est une illusion. Ma mort n’est pas vertigineuse. Elle me précède partout où je voudrais être, et m’attend où je suis. Elle a la même sale gueule que moi aux lendemains des anciennes javas, et me souffle au nez l’haleine d’ail pourri des pluies interminables. Nulle aura poétique. En face d’elle, qui ne demande rien à personne et s’impose sans barguigner ses horaires de smigarde, ses nuits de rab et ses veillées de grimaçant pathos, pour qui donc aurais-je le toupet de me prendre ? Parlons-en, de la mort ! Je l’ai rencontrée partout, dans mes voyages avortés, dans les passages à putains, dans les salons à décolletés, je l’ai trouvée plus jeune que nature  – bien qu’elle fût ma semblable, ma sœur invertie, née de la même pluie, de la même ironie. Il est vrai qu’il m’est arrivé de me regarder dans les yeux, avant le déluge, et de souscrire à des destins de pacotille, bons du Trésor bidon, obligations de Rosario, larges papiers gaufrés des farces d’emprunts russes.

 

La mort, elle tourne autour de ma lampe, incarnée en une mouche bourdonnante, les mouches aux larges yeux vitreux sont ses plus fidèles messagères : elles m’ont forcément repéré, je n’arriverai pas à chasser les essaims qui m’environnent, en quelque retraite où je puisse me terrer. Le temps m’est compté, que l’on me croie sur parole.

 

Boire encore de ce pinot blanc, ma dérisoire fortune liquide  – reflets d’or, bouquet bleu des vapeurs vosgiennes. Ensuite je parlerai de Hoorn.